Eric Calatraba

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lagon requin
Marabout Géant
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Enregistré le : dim. 12 juil. 2009 02:00

Eric Calatraba

Message par lagon requin »

Eric Calatraba
tS1pin onsShotred ·
John longea un lac gelé et stoppa son engin devant une caverne fermée par des planches de récupération, des branchages et des toiles à moitié déchirées. Ethan vit de la fumée s’échapper par une fente dans le plafond de roche. Des sacs remplis de déchets, des ossements s’amoncelaient contre la paroi minérale, des peaux de bêtes séchaient à côté d’un traîneau cassé.

- Naa'in ! C’est moi. C’est Eejiigghwaa.
- Je suis là.

La voix venait de derrière, ils se retournèrent. Le naa'in avait relevé ses pièges et tenait deux rats musqués par la queue. Ethan reconnut Georgie, un homme médecine qui avait disparu du village depuis une vingtaine d’années. Certains disaient qu’il était mort, d’autres qu’on l’avait banni parce qu’il parlait trop de tout ce que voyait son œil magique : naissances, amours cachées, séparations, décès. Georgie avait prévenu devant témoins le père de John qu’il ne devait pas aller à la chasse le jour du drame et certains l’avaient tenu pour responsable.

- Toi, je te connais, tu es l’hirondelle.

Ethan le détailla. Il portait un anorak hors d’âge, une chapka en fourrure, des moufles et des moon-boots anachroniques.

- Venez !

Ils entrèrent dans la caverne par une porte sommairement isolée avec des épaisseurs de couvertures et des bâches de plastique. Le naa'in ranima le feu et regarda John.

- Tu as apporté ce que je t’ai demandé, Eejiigghwaa ?

L’Indien sortit des sachets de son sac à dos et les lui tendit. Le naa'in les ouvrit pour en sentir le contenu qu’il versa dans un récipient. À gestes lents, il prépara un breuvage en marmonnant, en chantant, en fumant et en soufflant la fumée sur la décoction. Il se retourna vers les deux hommes et regarda Ethan qui crut voir des flammes danser dans ses yeux.

- La liane des morts. C’est pour toi, hein ?

Le naa'in leva la main, la paume au-dessus du front du jeune homme, les doigts écartés. Il ferma les paupières.

- Seul le voyage dans l’entre-monde te mettra face à toi même. Tu cherches ta place, hirondelle. Combien pèses-tu ?
- Hein ?
- Combien !
- Cent soixante livres.

Il s’adressa à John.

- Qu’a-t-il mangé ces deux derniers jours ?
- Uniquement du riz.
- Bien.

Il ajusta ses dosages, puis se tourna vers John :

- Laisse-nous.

Eejiigghwaa sortit en silence. Le vieil homme tendit un bol de sa décoction à Ethan.

- Bois lentement, Shyaahtsoo, et si tu dois vomir, fais-le dans ce seau. Puis, allonge-toi sur ce matelas.
- Tu ne me poses aucune question...
- Tu t’en poses déjà suffisamment. Il y a en toi ce que tu refuses de regarder en face. Il y a aussi ceux qui te voient et que tu ne vois pas. Je ne te dirai rien de plus. Tu dois trouver seul les réponses.

Le jeune homme trempa ses lèvres dans la mixture. Elle était grasse, épaisse, le goût était atroce, âpre, une agression pour les sens. D’une pression des doigts sous le bol, le naa'in le poussa à tout boire. En voyant la grimace d’Ethan, il sourit, puis il se servit une rasade de sa préparation qu’il avala d’un trait.

Assis sur le matelas, Ethan attendit quelques instants, concentré sur le chant monocorde du vieil homme. Peu à peu, il fut charmé par la vision de formes géométriques colorées, de fleurs inconnues au parfum voluptueux, de plantes qui semblaient se rapprocher, puis s’éloigner pour revenir toujours plus près de lui. Trop près.
Il eut la sensation que les végétaux l’observaient à leur tour. Il se souvint que son père lui avait enseigné que dans le monde subarctique, les non humains lisent dans les pensées, qu’il devait surveiller ses rêves, contrôler son esprit.

Il demanda à boire encore et le naa'in le servit. Quand il eut englouti son bol, il resta immobile quelques secondes, comme soulagé, mais tout à coup, son corps se tendit. Un haut-le-coeur le submergea et il se pencha sur le seau. Les spasmes étaient tels qu’il eut l’impression de cracher ses tripes, sa chair, ses os, chaque atome de sa masse organique. Shyaatsoo quitta soudain son enveloppe et vint flotter au-dessus de la scène. Il vit le naa'in en transe lâcher son bol, les pupilles disparues derrière les orbites. Ensuite, dans un flash orangé, il traversa le plafond et s’éleva vers un ciel nimbé d’une lumière tremblante. Il survola le secteur en compagnie d’un corbeau et d’un aigle, longeant la rivière qui serpentait entre les roches, prenant de l’altitude jusqu’à pouvoir observer la courbe de l’astre terrestre, se laissant planer, porté par les rayons du soleil.

Un puissant hoquet le ramena à l’intérieur de son corps. Il se retrouva debout, ne contrôlant plus aucun mouvement. Ses jambes décidèrent de l’envoyer contre le mur alors que ses bras pendants, n’obéissant plus aux réflexes de protection, le laissèrent encaisser le choc. Il tomba sur le sol avec la sensation de plonger dans un précipice. Il vit au-dessus de lui le visage déformé du naa'in murmurer une litanie inaudible, tournoyer et s’éloigner jusqu’à disparaître, le laissant seul dans les ténèbres.

Ethan sentit la terreur s’emparer de lui.

Il appela à l’aide, mais ses cris restèrent sans réponse.

Un grouillement le plongea dans un monde d’épouvante. Il marchait sur un sol jonché de cadavres d’animaux et chacun de ses pas s’enfonçait dans les chairs en putréfaction que les vers et les insectes se disputaient. L’odeur le fit vaciller et il s’étala sur la masse de pourriture. Il hurla en ressentant les innombrables morsures d’une colonie de scolopendres qui grimpaient le long de ses jambes et dans son dos. Des bêtes en profitèrent pour pénétrer dans sa bouche et ramper jusqu’au fond de sa gorge. Son corps se tordit. Il voulut mourir.

Un éclair blanc le transporta à Old Crow.

Le ciel était opaque, lourd. L'air semblait figé. La rivière Porcupine le séparait du village. Sur la rive opposée, les habitants s’étaient rassemblés et le fixaient. Des regards de reproches. Certains avaient des têtes de corbeaux, d’ours et de caribous. D’autres, décharnés, en chemise de nuit, avaient perdu leurs cheveux et tenaient une potence métallique à laquelle était suspendue une poche de perfusion, d’autres encore étaient recouverts de pétrole. Un grondement terrifiant les fit se retourner. La ville s’enfonçait lentement dans le sol. Des femmes se mirent à crier.

Il vit s’approcher deux masses sombres, flottant sur les eaux chargées de limons. Sa mère et son père. Ils passèrent en posant sur lui leurs yeux grands ouverts. Il n’y lut aucune forme d’amour. L'ayant dépassé, ils fermèrent leurs paupières et se retournèrent en coulant, emportés par le courant. Il suffoqua.

Quand les corps disparurent, ses pupilles mouillées fixèrent l’autre rive. Le village finissait de s’enfoncer dans le pergélisol qui fondait. Des sons à l’écho amplifié lui parvenaient par bribes, provenant de toutes les directions.

Les gémissements de ses frères gwich'in.

Le rire d'Harald Strandberg.

Le bruit des pompes des derricks.

Le grondement sourd du V8 de sa Mustang.

Les habitants se retournèrent vers lui. Cette fois, leurs regards ne traduisaient plus que la peur et le désespoir. Derrière eux, il vit la ville disparaître entièrement et sa gorge se noua. La fonte des neiges faisait gonfler la rivière qui emportait tout sur son passage. Les Indiens, terrorisés, se regroupaient sur une langue de terre pour échapper à la montée des eaux.

Un orignal passa devant Ethan, luttant contre le courant jusqu’à l’épuisement avant de sombrer.

Le jeune homme sentit soudain le sol trembler et un reflet attira son regard vers l’amont de la rivière. Dans un bruit d’apocalypse, un mur d’eau chargé de branches mortes et de glace surgit à l’horizon et déferla sur les habitants. Il voulut bouger, mais ses pieds s’enfoncèrent dans la boue. Il poussa un râle, puis la vague l’emporta à son tour. Un tourbillon l’entraîna vers le fond. L’eau glacée entra dans ses poumons.

Black-out.

La lumière lui revint à Toronto, dans son bureau aseptisé au sommet d’une tour. Sur son ordinateur s’affichaient les chiffres des bénéfices indécents que rapportait le nouveau gazoduc du Yukon. Un reflet dans la paroi de verre lui renvoya son image de yuppie en costume cintré. Pris de vertige, il s’assit dans son fauteuil et appela sa secrétaire à l’interphone. Au moment où elle entra, son œil capta d’abord le galbe parfait de ses jambes, puis remonta le long de son tailleur pour constater qu’elle n’avait pas de bouche. Il ferma les paupières. Quand il les rouvrit, le naa'in était penché sur lui et posait une main sur son front.

- Te revoilà. V
Image :kiss3: :shock:
je rêve d'un train très grand où la paix voyage avec tous les enfants et que nous puissions voir les spectacles de l'amour où on nous donne de l'affection.
Erika Johana Quintero ,14 ans

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